samedi 3 mai 2014

La danse hutsie



Il était une fois, dans un village burundais, une famille de braves danseurs. Les parents avaient six enfants : trois garçons et trois filles. Comme les parents et les grands-parents, les enfants devinrent danseurs, sauf la dernière fille, qui était aussi le dernier enfant de la famille. Les garçons, comme leur papa, étaient tambourinaires. Les deux premières filles, comme leur mère, dansaient sur les chants traditionnels les jours de fête. La dernière née de la famille n’aimait pas la danse. Les parents avaient beau l’entraîner à toutes sortes de danses, lui trouver les meilleures danseuses du village pour l’initier à la danse, rien ne changea l’esprit têtu de la petite fille. Non seulement elle ne voulait pas danser, mais par on ne sait quel esprit maléfique, la fillette parlait aussi tutsi avec le fort accent hutu du village voisin.

Inquiets, les parents appelèrent le chef du village qui tint conseil avec les sages du village. Les villageois parlaient tutsi, un tutsi sans mélange. Le sorcier fit boire à la fille potions et  mixtures d’une herbe rare. Mais le remède fut  inefficace et la petite fille resta la même. Elle parlait tutsi avec un fort accent hutu et elle ne voulait pas danser. Le conseil du village décida : la fille devrait être jetée dans le grand précipice dans la forêt des bêtes sauvages. A la même époque, dans un village voisin, un conseil du village se tenait pour décider du sort du fils de l’apiculteur. Celui-ci, un garçon très beau, ne voulait pas devenir apiculteur comme son père et son grand père. L’enfant voulait courir derrière les bêtes, suivre les bergers dans les prés et chanter pour les vaches. Aussi, il ne voulait pas devenir intore comme son père et comme son grand père. Il était fort et voulait travailler la terre, garder le bétail, abattre les arbres et fendre les buches. Mais il ne voulait pas danser ni faire de l’apiculture. En refusant de perpétuer la tradition de l’abeille et de la danse, le garçon trahissait son père et toute la famille mais aussi le village. Et comme si ce n’était pas suffisant, le garçon, en grandissant, parlait hutu avec un fort accent tutsi du village voisin. Le conseil du village trancha, le garçon serait jeté dans le trou noir la nuit de pleine lune. Le garçon fut ainsi précipité dans le trou noir, dans la forêt des bêtes sauvages. 

Au milieu de la forêt, la fille se construisit un lit qu’elle mit dans un caveau creusé dans un rocher. Elle se nourrissait des fruits que les oiseaux lui apportaient et buvait à la rivière où les cerfs allaient se désaltérer. Deux fois par jour, elle s’étendait dans la rivière et fermait les yeux. Elle voulait que son cœur soit déchiré par le bruit des tambours et qu’il soit envahi des mélodies entonnées par les femmes du village, mais elle ne voulait pas danser comme les autres. 

Elle voulait compter les pas des danseurs et apprivoiser la peur de mourir dans la mélodie qui évoquait le passé. Elle voulait, en balançant la tête, se laisser habiter par les démons de la musique et mourir les yeux fermés, heureuse de faire partie d’un air dont elle ne connaissait pas la fin. Le destin. La danse de la guerre et de la peur. La danse du totem et de la nuit. La rivière qui coule entre les deux collines qui surplombent le village de ceux qui ne sont plus. Sur les rochers à côté de la rivière, elle voulait suivre la danse des papillons et des étoiles. Les yeux fermés. Les lucioles. Elle voulait, dans les yeux des danseurs, lire la liberté ; dans les gestes des mains, lire son histoire des ailes coupées à l’enfance. Elle ne saisissait pas les ailes de la liberté pour fuir le passé, elle voulait écouter. Les promesses non tenues par les oiseaux de passage de rapporter quelques chansons des pays du Nord, les sentiers restés éveillés attendant les pas des marcheurs de la nuit. Les bruits des âmes qui ricochent sur l’amour offert gratuitement par un homme, son seul amour, qui parlait hutu avec un fort accent tutsi. L’homme retrouvé. Sauvé. Il avait des yeux de sorciers, l’âme d’un nouveau-né. Ses yeux étaient comme des ondes sur l’eau d’une rivière : des rais de lumière chassaient, poliment, une histoire inédite d’une rencontre interdite d’une fée des forêts voisines. Il parlait abeille comme tout apiculteur de la région. Fleur comme les enfants et rivière comme les pêcheurs des frontières. Il parlait comme les bergers. Comme tout le monde. Il parlait bûche comme la pluie chante et tous disaient : il est de chez nous, celui-là. 

Un soir, les enfants qui allaient chercher du bois mort pour le feu les entendait chanter et comprenaient ce qu’ils disaient. Ils avertirent leurs parents. Eux aussi comprenaient ce que leurs enfants disaient. Etait-ce l’effet de la forêt, les fées, les esprits sylvicoles ? 

Cet homme cherchait le chemin qui va vers la fontaine. Il avait soif et voulait se désaltérer.
Un soir de pleine lune, les deux jeunes gens rebelles se marièrent. Ils eurent beaucoup d’enfant. Des enfants qui parlaient rundi. C’était une famille de joueurs d’ingoma. Des années plus tard, quand la famille rejetée se mit à frapper le tambour, tout le village accourut vers la forêt pour apprendre la nouvelle danse. Une danse qui inventa un nouveau village.
Thierry Manirambona, avril 1972

vendredi 2 mai 2014

Où est mon travail?

Ce billet a été composé le premier mai 2014 a l'occasion de la Journée Mondiale du Travail.

Bonne fête aux bienheureux qui ont du travail. Car le travail est devenu dans ce pays un bien aussi rare et inaccessible que l or. Pour la majorité des jeunes Burundais tiraillés par le chômage, c’est une journée dépourvue de sens comme les autres jours de l’année. Le plus grand danger pour le Burundi n’est ni les Imbonerakure ni un quelconque génocide, mais le chômage des jeunes et la misère des paysans.

Les jeunes sans travail sont coincés entre l’enclume et le marteau. Il y a la Banque Mondiale qui empêche le gouvernement à embaucher dans un pays où tout reste à faire. Comme le dit Monseigneur Simon Ntamwana dans son livre. Soit les serviteurs de la vie, « Je ne peux plus comprendre la communauté internationale qui, d’un coté nous aide à acheminer vers la paix, et de l’autre est incapable de nous aider à répondre aux problèmes qui ont provoqué la crise que nous vivons. L’école est parmi les difficultés, les problèmes qui ont révolté beaucoup de Burundais ». C’est paradoxal de trouver que plusieurs écoles manquent d’enseignants alors que plusieurs générations de lauréat de différentes écoles et instituts pédagogiques passent des années sans emploi. Comment expliquer qu’il y ait des médecins sans emploi alors que l’un des pays qui ont le moins de médecins par habitant ? Comment expliquer qu’il y ait des Ingénieurs sans emploi alors que tout reste à construire ?
Il y a un bavardage déroutant autour de l’ « entrepreneuriat ». On demande aux jeunes qui n’ont qu’un bout de diplôme de créer eux-mêmes du travail, de créer des entreprises alors que nos bourgeois, qui ont bien ou mal accumulé des ressources, en sont incapables. Je pense qu’il y a une dose d’hypocrisie autour de ce bavardage. Tant mieux s’il y a des jeunes qui se débrouillent bien et parviennent à se créer leur business et prospérer, mais le commun des jeunes mortels ont toujours besoin de trouver un job, et les dirigeants du pays ont la responsabilité de répondre aux doléances des jeunes citoyens. 


Vu que l’État n’embauche presque plus, il a la responsabilité d’améliorer le climat des affaires pour attirer les capitaux étrangers. Mais notre pays étant parmi le plus corrompu, nos élites sont plus occupées à s’engraisser qu’à améliorer quoi que ce soit. La politique ne se limite plus qu’a la politique du ventre. 


Alors que les jeunes et les pauvres sont abandonnés à eux-mêmes, le débat politique burundais est dominé depuis les Accords d’Arusha par le souci du partage du pouvoir et la lutte pour les libertés politiques- liberté d’expression et d’association. Personne ne se pose la question fondamentale : partager le pouvoir pour quoi en faire ? Dans quelle mesure le petit peuple, les paysans et les chômeurs se retrouvent-ils dans ces deux faces de l’« idéologie dominante »? Ne sont-ils pas des oubliés des « droits de l’homme » ?


Loin de moi l’idée de minimiser l’importance des Accords d’Arusha et du partage du pouvoir dans un pays où l’exclusion a été l’une des causes des différentes crises que nous avons connues. Mais on ne peut se contenter d’aussi peu. Il faut aller, comme dirait encore l’archevêque de Gitega, jusqu’aux « vrais critères de la Justice sociale ». Nous devons exiger que l’amélioration des conditions de vie de notre population soit au centre du débat et de l’action politique. 


Loin de moi aussi l’idée de minimiser l’action louable des défenseurs des droits de l’homme dont je fais partie. Mais la défense des droits de l’homme ne pourrait se limiter à la liberté d’expression. Aucune cause ne vaut la peine d’être défendue pour les ventres affamés. Allons jusqu’au bout de la logique et défendons les droits sociaux élémentaires (manger, boire, s’habiller, se loger, se soigner…) aussi énergiquement que nous défendons le droit d’expression.